Question orale sur l'autocensure des enseignants
Question orale de Mme Stéphanie Cortisse à Mme Caroline Désir, Ministre de l'Éducation, à propos de l'autocensure des enseignants
Mme Stéphanie Cortisse (MR).- Madame la Ministre, lors de la réunion de notre Commission du 4 mai dernier, ma collègue Françoise Mathieux vous a interrogée sur l'autocensure de près d'un enseignant sur deux en France à la suite du meurtre de Samuel Paty. Elle se référait à une étude française menée par l'Institut d'étude opinion et marketing en France et à l'international (Ifop) pour la Fondation JeanJaurès.
Vous lui aviez répondu que cette étude portait sur les contestations de la laïcité et sur le séparatisme dans un contexte politique spécifiquement français et que, de ce fait, il ne vous paraissait «pas opportun [...] de diligenter une étude ou une enquête sur cette question et encore moins d'envisager des mesures pour réinstaurer un climat plus serein».
Le lendemain de cette Commission est justement sortie une enquête du Centre d'Action Laïque intitulée «Les difficultés d'aborder certains sujets en classe - constats, difficultés et bonnes pratiques du terrain». Cette enquête, qui s'est déroulée entre les mois de novembre 2020 et janvier 2021 et à laquelle 300 enseignants - dont 90 % sont issus du réseau WBE - ont participé, a révélé que 40 % des enseignants interrogés avouent avoir déjà renoncé à aborder un sujet ou décidé d'en limiter le champ de réflexion pour éviter toute complication ultérieure. Ces résultats sont très similaires à l'enquête précitée menée en France.
Plus de 60 % des enseignants ressentent une augmentation des remises en question et rejets pour les sujets entrant en confrontation avec les croyances des élèves. Les faits historiques, les vérités scientifiques, les avancées éthiques et les pratiques démocratiques, ou plus particulièrement l'avortement, l'évolutionnisme, l'homosexualité et la légitimité de la femme comme figure d'autorité sont des exemples relevés de sujets sensibles à aborder par les enseignants et particulièrement remis en question par les élèves.
Ces questionnements sont de plus en plus fréquents et fortement présents dans le débat public, et nos enseignants doivent être en mesure de les adresser avec discernement, respect et neutralité, mais aussi sérénité.
Au regard de ces chiffres qui concernent les professeurs de l'enseignement obligatoire belge et plus précisément de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mon groupe estime qu'une étude, procédant à une évaluation sans tabou, est absolument nécessaire pour objectiver l'étendue de cette autocensure et faire la part des choses entre les perceptions et les réalités.
Il est indispensable de libérer la parole à ce sujet afin de dresser un état des lieux et d'apporter ensuite des réponses adéquates à cette problématique. Il n'est pas acceptable que nos enseignants s'autocensurent par manque d'accompagnement ou de solutions aux défis qu'ils rencontrent.
Notre enseignement se doit d'être à même d'ouvrir l'esprit critique de nos enfants et de nos jeunes, et chaque cours peut s'y prêter - cours de philosophie et de citoyenneté, de morale, de religion, d'histoire, de biologie ou de français.
Nous nous devons d'aider les enseignants; cette aide peut leur être apportée au niveau de la formation initiale comme de la formation continuée. De plus, il faut les outiller pour qu'ils puissent exercer leur métier, en jouissant pleinement de leurs libertés pédagogiques et d'expression, sans ressentir le besoin de s'autocensurer. Cela permettrait de rétablir le respect et l'autorité, tout en construisant un cadre serein dans lequel un dialogue constructif pourra être renoué avec les élèves.
Madame la Ministre, avez-vous pris connaissance de cette enquête menée par le Centre d'Action Laïque? Compte tenu des conclusions de cette étude, dont l'intérêt de la méthodologie et de la forme des questions a été confirmé par le Laboratoire de méthodologie du traitement des données de la Faculté de philosophie et sciences sociales de l'Université libre de Bruxelles, n'estimez-vous pas qu'il serait opportun de diligenter une enquête officielle sur cette problématique, en vue d'adopter des mesures pour aider les enseignants et les écoles qui rencontrent des difficultés à cet égard?
Mme Caroline Désir, Ministre de l'Éducation.- Madame la Députée, j'ai bien pris connaissance de l'étude du Centre d'Action Laïque relative aux difficultés d'aborder certains sujets en classe.
L'angle choisi et les éléments abordés par cette enquête me semblent toutefois sensiblement différents de ceux de l'étude réalisée par l'Ifop, en partenariat avec «Charlie Hebdo», pour la Fondation Jean-Jaurès. Il y était en effet beaucoup plus spécifiquement question des caricatures de «Charlie Hebdo», du principe de la laïcité, des réactions autour des cérémonies en hommage à Samuel Paty et de la confrontation à des formes de séparatisme religieux. Ces dimensions ne sont pas spécialement abordées dans l'étude du Centre d'Action Laïque, qui met plutôt en avant la question de l'autocensure des enseignants.
Concernant les contestations, les sujets évoqués dans l'étude du Centre d'Action Laïque ne manquent pas d'interpeller: avortement, évolutionnisme, homosexualité, contestation des matières scientifiques pour des motifs religieux.
Ces aspects importants peuvent remettre en cause les fondements de notre enseignement. Il va de soi que ces questions peuvent faire l'objet de discussions ou de débats. C'est l'essence même, par exemple, du cours de philosophie et de citoyenneté. Ces débats font également partie de la démarche scientifique qui n'interdit en rien le questionnement et le doute. Cependant, si la contestation devient bornée, dogmatique et sourde à toute argumentation rationnelle, elle constitue un problème fondamental qui sape les fondements de l'institution scolaire et du contrat passé entre les élèves et les enseignants.
Dans le but de soutenir les enseignants, il me semble indispensable d'identifier précisément les sujets de contestation ainsi que les formes sous lesquelles se présentent ces contestations afin de développer les outils adéquats. Comme vous, je note cependant que les enseignants ne se sentent pas complètement dépourvus et s'appuient notamment sur l'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle ainsi que le cours de philosophie et de citoyenneté.
Même si la procédure est lourde et peut difficilement être menée vu les mesures sanitaires actuelles, je souhaiterais charger le Service de l'inspection de procéder à une évaluation de la situation. Dans une perspective bien plus large que l'étude française déjà citée, cette évaluation serait spécifiquement ciblée sur la contestation des savoirs dispensés à l'école. Il serait ainsi possible d'objectiver le sentiment d'autocensure des enseignants et de mieux identifier les matériels pédagogiques et les formations nécessaires pour encadrer les enseignants.
Mme Stéphanie Cortisse (MR).- Madame la Ministre, je vous remercie non seulement d'avoir changé d'avis à la lecture de l'étude menée par le Centre d'Action Laïque, mais aussi de mener une évaluation afin d'objectiver cette problématique qui touche aussi bien les enseignants de notre Fédération que ceux de la France.
Vous l'avez souligné, cette étude ne portera pas tout à fait sur les sujets abordés par l'étude française. Néanmoins, comme nous disposons déjà des résultats de l'étude menée par le Centre d'action laïque, la situation est en partie objectivée.
Il est important de ne pas sous-estimer une telle problématique qui met à mal «la liberté d'expression dans une société libre et progressiste», pour reprendre les termes que vous avez utilisés lors de la précédente réunion de notre Commission.
Je ne manquerai pas de revenir vers
vous dès que cette enquête aura été réalisée afin
de chercher ensemble des pistes de solutions qui
permettraient d'éviter que les enseignants ne recourent à l'autocensure.