Question sur l'autocensure des enseignants

11/10/2022

Question orale de Mme Stéphanie Cortisse, Députée, à Mme Caroline Désir, Ministre de l'Education, intitulée «Autocensure des enseignants»

Mme Stéphanie Cortisse (MR). - Au mois de mai 2021, une enquête française a révélé que près de 50 % des enseignants s'autocensuraient en France.

Peu après paraissait une enquête menée par le Centre d'action laïque (CAL) et réalisée entre novembre 2020 et janvier 2021, à laquelle ont répondu 300 enseignants, dont 90 % appartenaient au réseau Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE). Selon cette enquête, 40 % des enseignants interrogés ont déjà renoncé à aborder un sujet ou décidé d'en limiter le champ de réflexion. Il ressort aussi que 60 % d'entre eux ressentent une augmentation des cas où des sujets entrant en confrontation avec les croyances des élèves sont remis en question ou rejetés.

Il nous semblait nécessaire que la Fédération Wallonie-Bruxelles réalise une évaluation pour objectiver l'étendue de cette autocensure et faire la part des choses entre les perceptions et les réalités. Il était nécessaire de libérer la parole à ce sujet pour dresser une sorte d'état des lieux et apporter des réponses adéquates à cette problématique.

Je suis donc ravie, Madame la Ministre, que vous ayez suivi la demande de mon groupe en ce sens et que vous ayez mené une telle enquête durant l'année scolaire 2021-2022. Pour rappel, cette enquête réalisée par le Service général de l'inspection (SGI) a concerné 2 300 enseignants dispensant des cours d'éducation à la philosophie et la citoyenneté (EPC), de religion, de morale, de sciences et d'histoire en sixième année primaire et en troisième et sixième années secondaires. Cette enquête comportait deux phases: une phase quantitative à l'aide d'un sondage en ligne et une phase qualitative visant des rencontres en présentiel entre les inspecteurs et un échantillon d'enseignants.

Lors de la réunion de commission du 24 mai dernier, vous avez annoncé les résultats de cette enquête: 6,6 % des interrogés - soit 152 enseignants sur les 2 289 ayant répondu à l'enquête en ligne - ont déclaré éviter les parties qui leur semblent problématiques quand ils doivent aborder un sujet contesté. Cependant, je continue à m'étonner de ces résultats par rapport à l'enquête du CAL.

Vous avez tenté d'expliquer la différence de pourcentages par le fait que l'étude du CAL s'est déroulée juste après le meurtre de Samuel Paty en France, tandis que celle du SGI a eu lieu l'année scolaire suivante. Vous avez également évoqué la portée et l'ampleur respectives de chaque enquête, l'enquête du CAL ayant recueilli 300 réponses issues à 90 % du réseau WBE et celle du SGI comptant 2 300 répondants, tous réseaux confondus.

Pour ma part, je me demande si ce n'est pas également dû à la réduction de l'enseignement en présentiel durant la crise sanitaire, aux différences de méthode entre le SGI et le CAL ou encore à des craintes dans le chef des enseignants vis-à-vis d'une enquête menée par les services de l'inspection.

Pourriez-vous nous donner plus de précisions sur la méthode employée par le SGI et la comparer à celle du CAL? Les réponses à l'enquête en ligne du SGI étaient-elles bien anonymes? Quelles questions ont été posées aux enseignants, tant dans l'enquête en ligne que lors des entretiens en présentiel? Cette enquête permet-elle de déceler un phénomène d'autocensure plus concentré dans certaines écoles, certaines communes ou certains réseaux ou est-ce généralisé dans toutes les écoles et tous les réseaux à travers la Fédération Wallonie-Bruxelles? L'enquête du CAL, dont 90 % des participants relèvent de WBE, indique-t-elle que cette problématique serait plus importante dans ce réseau?

En toute hypothèse, 6,6 % d'enseignants qui s'autocensurent, c'est déjà trop! Nous devons arriver à une tolérance zéro: les enseignants doivent pouvoir s'exprimer librement et aborder tous les sujets avec leurs élèves sans exception.

Je suis d'ailleurs très interpellée par le relevé des sujets faisant l'objet de contestations: l'évolution des espèces et l'origine de la vie et de l'univers; les différents registres de discours et types de vérités; les rapports à l'autre dans ses différences culturelles, ethniques ou religieuses; l'orientation sexuelle et l'identité de genre; l'égalité entre les humains; les totalitarismes et la démocratie. Ces questionnements sont de plus en plus fréquents dans le débat public et nos enseignants doivent pouvoir les aborder avec discernement, respect et neutralité, mais aussi avec sérénité.

Maintenant que la problématique a été objectivée par une étude propre à la Fédération Wallonie-Bruxelles, il faut travailler sur des outils et des formations permettant de ne plus laisser les enseignants en désarroi éducatif face à des questions ou des faits de la part de leurs élèves.

À cet égard, vous avez annoncé que le SGI a émis les recommandations suivantes au gouvernement: instaurer des formations et favoriser la participation des enseignants à des formations professionnelles continuées disciplinaires et interdisciplinaires liées à la contestation des savoirs; centraliser sur le site www.e-classe.be, pour chaque discipline, les ressources actualisées issues des mondes associatif et culturel; produire pour les enseignants des ressources spécifiques aux savoirs faisant l'objet d'une autocensure et d'une contestation. Vous avez donc demandé au SGI, avec l'appui du Service général du numérique éducatif (SGNE), d'entamer le processus d'élaboration de ces ressources.

Pourriez-vous faire le point sur les travaux de l'administration à ce sujet? Quelles mesures concrètes vont-elles être entreprises pour mieux outiller les enseignants confrontés à ce phénomène? Quand pouvons-nous espérer voir de telles mesures?

Mme Caroline Désir, Ministre de l'Éducation. - La méthode suivie par le SGI reposait sur trois grandes étapes, la première consistant en une enquête préliminaire en ligne consacrée à la nécessaire collecte des adresses électroniques professionnelles des enseignants concernés, c'est-à-dire les enseignants dispensant les cours d'EPC, de religion, de morale, de sciences et d'histoire en sixième année primaire et en troisième et sixième années secondaires dans l'ensemble des écoles. Ensuite, l'enquête principale, toujours en ligne, a été menée auprès des directions et des enseignants. Enfin, une troisième enquête a permis d'interroger des enseignants dispensant les cours concernés par la mission et issus d'un échantillon d'écoles représentatif des différentes zones d'enseignement. Ces personnes ont été rencontrées en présentiel dans le cadre d'un entretien à visée qualitative.

Je ne suis pas en mesure de comparer les méthodes respectives du SGI et du CAL, mais il convient de relever que l'enquête du SGI a été adressée à tous les enseignants des disciplines concernées, tandis que celle du CAL s'est déroulée sur une base volontaire. En outre, l'enquête du CAL reposait exclusivement sur une enquête en ligne, à laquelle ont répondu environ 300 enseignants volontaires, tandis que celle en ligne du SGI a concerné 2 289 enseignants, dont 134 ont ensuite été interrogés lors des entretiens. Par ailleurs, le SGI n'a pas récolté les noms des enseignants. Le seul lien demandé était celui de l'école. L'identification était possible lorsque l'entretien qualitatif concernait une discipline enseignée par un seul professeur, mais les inspecteurs n'ont jamais relevé cette donnée.

En ce qui concerne une concentration supposée des faits dans certaines écoles, communes ou réseaux, l'enquête du SGI n'a établi aucune comparaison entre réseaux ou entre écoles, ni aucune analyse de la répartition spatiale du phénomène. De plus, il n'est pas possible d'établir un lien entre le fait que 90 % des participants à l'enquête du CAL étaient issus de WBE et l'idée que l'autocensure y serait plus importante.

Quant aux outils qui seront mis à la disposition des enseignants, mes services recensent actuellement les ressources disponibles sur e-classe qui pourraient répondre aux besoins exprimés par les enseignants. Cette phase devrait être terminée au mois de janvier 2023; les listes des ressources seront alors publiées sur eclasse. Ensuite, les savoirs contestés et les problèmes non résolus par la première étape des travaux feront l'objet de la production de ressources spécifiques en vue de combler les lacunes identifiées. Ces ressources seront publiées progressivement sur e-classe à partir du mois de juin 2023. Par ailleurs, à ma demande, l'Institut interréseaux de la formation professionnelle continue (IFPC) a répertorié, parmi l'offre de cette année scolaire, les formations qui couvrent les champs visés par l'enquête du SGI. J'ai également chargé l'IFPC de s'atteler à la création de nouvelles formations répondant aux besoins des enseignants par rapport à l'autocensure.

Mme Stéphanie Cortisse (MR). - Notre enseignement se doit d'ouvrir l'esprit critique de nos jeunes. Il est possible d'ouvrir des débats dans chaque cours, qu'il s'agisse des cours d'EPC, de morale ou de religion, mais aussi des cours d'histoire, de sciences, de français, du parcours d'éducation culturelle et artistique (PECA) ou encore du nouvel enseignement centré sur l'apprenant (ECA). L'EPC a besoin de vrais espaces de dialogue pour penser, se décentrer et débattre dans le respect et avec un encadrement professionnel garant de la sérénité.

Nous nous devons d'aider les enseignants en les formant et en les outillant au mieux, comme vous avez commencé à le faire, Madame la Ministre, pour leur permettre d'exercer pleinement leur métier avec leur liberté pédagogique et leur liberté d'expression, sans s'autocensurer et en apprenant le respect de l'autorité, mais toujours dans un dialogue constructif avec les élèves.

Je note que le recensement des ressources d'e-classe sera terminé pour la fin du mois de janvier, que de nouvelles ressources seront disponibles pour la fin du mois de juin et que les formations ont été recensées. Il faudra impérativement en informer les enseignants, sans quoi cette mesure n'aura pas de sens.